A 14 ans, la narratrice a été mariée de force au vieux Madior. Mère d’un petit garçon, elle doit subir la tyrannie de ses autres épouses. Dans cette deuxième partie, la disparition d’une voisine lui rappelle un souvenir très douloureux.
Ce matin, en faisant du feu pour le bain du vieux Madior, j’ai entendu des cris venant de la concession voisine. Mère Khoudja est morte.
C’est étrange, hier encore je passais devant elle. Elle était belle et bien vivante. Comme d’habitude, j’ai marché vite pour ne pas lui dire bonjour. C’est une tueuse. Peut être que pour une fois j’aurais dû… mais qu’est-ce que je raconte ? Je n’ai pas de remords. Non. Je ne suis pas triste d’apprendre qu’elle est enfin morte. Je ne suis pas la seule. Toutes les filles de mon âge auront sûrement la même réaction. Au fond de nous, on sait que sa mort, nous l’avons toutes tant souhaité. Enfin, il ne peut pas en être autrement.Je m’en souviens encore comme si c’était hier. Toutes les filles de mon âge étaient rassemblées à la lueur de l’aube. Nous avions été informées la veille de notre départ dans les bois. Le jour même, une cérémonie a été organisée à la sortie du village. Mère Khoudja était là dans ses plus beaux habits. On ne pouvait pas la trouver jolie pour autant. Elle était dans nos plus horribles cauchemars. Dans son boubou trop amidonné, elle nous demandait tantôt de danser, tantôt elle nous intimait de répéter après elle des paroles incompréhensibles. C’était un rituel bien pénible. Surtout qu’on savait ce qui nous attendait. On détestait ce rituel mais on voulait qu’il dure le plus longtemps possible. On ne voulait pas aller dans les bois.
Nos sœurs ainées nous racontaient des histoires atroces sur ce que faisait la mère Khoudja aux filles. Mais nous devrions nous montrer braves pour ne pas faire honte à nos familles. Mon tour arrivait et se passait exactement comme dans mes cauchemars. J’étais tétanisée. Je la voyais arrivée avec son sang froid de vieille tueuse. Elle, flanquée de ses assistantes trop laides. Je ne peux même pas penser à un seul animal pour faire la comparaison. Elles sont plus laides que tous les animaux que je connaisse. Je suis sûre que Mère Khoudja les a choisies pour nous faire peur. Je me demande pourquoi personne n’avait pensé à les « purifier » elles aussi. Parce qu’elles disaient que tout ça s’était pour nous « purifier ». Mais toutes les filles de notre groupe étaient plus propres qu’elles. Nous on se lavait tous les jours. Même quand l’eau était froide. Ce n’est pas le cas pour ces laides.
Bon, il ne faut pas dire du mal des personnes mortes. Mais, je dois dire que je n’aimais par Mère Khoudja. Cela s’était mal passé pour moi. Elle a dû mal me couper je crois. J’avais perdu beaucoup de sang. Ça faisait très mal. Je n’ai pas crié. J’ai fermé très fort les yeux et j’ai mordu dans mon pagne. Après cette torture, j’ai été malade pendant des semaines. Ma mère pensait que je n’allais pas guérir, mais Binta la matrone s’était bien occupée de moi. Elle m’a sauvée. Deux filles du groupe sont mortes dès qu’on les a coupées. Mère Khoudja a dû vraiment trop mal les couper. Je crois qu’elle ne voyait pas bien. Elle avait les yeux gris. Mère Khoudja a dit qu’elles étaient mortes parce qu’elles ne répétaient pas les paroles durant la cérémonie. Moi, je pense que la douleur était trop forte pour elles. En plus ces deux là, elles avaient vraiment peur du sang.
Depuis ma rencontre avec la vieille Khoudja dans les bois, j’ai mal. Et j’ai surtout mal quand le vieux Madior me touche. Peut être qu’avec le temps, j’aurais moins mal. Je ne sais pas. Les autres filles disent ça. Moi j’ai surtout eu mal quand le petit Issa, mon bébé qui est mort sortait de mon ventre. La douleur était terrible. Maintenant j’ai trop peur d’avoir un autre bébé. Binta la matrone a dit que je ne devrais pas avoir d’autres bébés. Ça peut être dangereux pour moi. Le vieux Madior dit qu’il ne faut pas l’écouter. Elle est trop impolie.
En tout cas, je pense que c’est trop tard. Je crois que j’ai déjà un autre bébé dans mon ventre. Mais, maintenant que Mère Khoudja est morte, mon bébé si c’est une fille, elle ne sera pas coupée comme moi. Enfin je l’espère. J’espère surtout que mon bébé ne sera pas une fille. Je ne voudrais pas qu’elle regrette d’être née. Comme moi. Les garçons n’ont pas tous ces problèmes. Si ma vie est aussi dure, c’est juste parce que je suis une fille.
C’est vrai. Je repense à tout ce qui m’arrive et c’est la seule explication que j’ai. Si mes parents se sont débarrassés de moi en me donnant au vieux Madior, c’est parce que je suis une fille. Si, je n’ai pas eu la chance de rester à l’école, c’est parce que je suis une fille. Et enfin, si toutes les nuits, je dois supporter le poids de ce vieux Madior qui sent si mauvais, c’est aussi parce que je suis une fille.
Bon, il faut que j’arrête de penser à tout ça. Je vais voir Mère Khoudja. Pour la dernière fois, enfin.
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Le saviez-vous ? Le 6 février est la journée internationale de tolérance zéro face aux mutilations sexuelles féminines. Cette journée est observée pour faire prendre conscience des mutilations sexuelles féminines. Cette pratique touche près de 140 millions de filles et de femmes, et plus de 3 millions de filles y sont exposées chaque année.
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